Chapitre 4

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Fitz-arch ! Fitz-arch ! Fitz-arch ! Fitz-arch !

La bataille était à peine terminée, mais déjà, dans les artères de la cité-forteresse, les puissants battements d’ailes des miliciens résonnaient comme un séisme. Les puissances de la Milice, encore couvertes de suie, de sang séché et de cendre, avaient décidé d’improviser leur propre parade victorieuse. Brandissant bannières et d’étendards, els paradaient en hurlant le nom de leur nouveau command’aile vertueux. Leurs halos flamboyaient comme des torches vivantes, projetant des éclats de lumière bleue, rouge et or sur les parois de basalte. Au milieu de cette marée rugissante, Michaël flottait.

Par EL… mais où suis-je embarqué ?!

El n’avait pas eu le temps de protester. Deux puissances l’avaient attrapé par la taille, le hissant en l’air avec des rires tonitruants, tandis qu’un troisième avait crié :

LAISSEZ PASSER LE SAUVEUR DE MADIM !

Et aussitôt, les rues s’étaient ouvertes sous une vague de clameurs. Les civils, blêmes, sales, encore secoués par l’attaque, s’étaient pressés contre les murs. Leurs halos pâles frémissaient sous le passage de la procession. On leur avait dit que Michaël Fitzarch était arrivé. Mais le voir ainsi, porté par des géants hurlants, les bras en croix comme un prophète de la dernière heure, c’était autre chose.

C’est… c’est lui ?

Le Fitzarch ?

On dirait un oisillon dans une meute de griffons

Certains reculèrent, d’autres s’agenouillèrent. Mais la parade ne s’arrêtait pas. Elle serpentait à travers les niveaux de la cité, empruntant ponts suspendus, tunnels de verre, corridors de métal et balcons en surplomb. Par moments, les soldats s’arrêtaient pour frapper le sol de leurs bottes, chantant des refrains gutturaux et glorieux :

GUE-BOU-RAH ! GUE-BOU-RAH ! NOUS SOMMES LES MURAILLES DU VOLCAN !

Des ophanim, els aussi emportés par la liesse, filmaient tout, diffusant la scène en direct sur le réseau EL. La gloire du Fitzarch faisait le tour du royaume, déclenchant des ovations jusque dans les hauteurs.Michaël, porté comme une relique vivante, ne savait plus où donner de la tête. El voyait les sourires, les larmes, la ferveur brute. Une gerbe de feu jaillit soudain dans le ciel, un signal, une acclamation. Des feux d’artifice improvisés, tirés par des canonniers sur leurs propres épaules, colorèrent la brume de Madim en une aurore artificielle, rouge, bleue et or. Et puis, d’un seul élan, les puissances tournèrent dans une avenue latérale, riant et criant :

AU QG ! AU QG ! AMBROISIE POUR TOUS !

Non mais attendez ! protesta Michaël, toujours tenu à bout de bras.

Mais personne ne l’écoutait. Els fonçaient droit vers le cœur brûlant d’Olympus, où la fête colossale allait bientôt commencer.

Dans les galeries volcaniques du QG, la chaleur ambiante ne venait plus des rivières de lave… mais de l’enthousiasme incandescent des puissances victorieuses. Des chœurs de guerre s’élevaient, entonnés à pleins poumons par des soldats en armure rouge sang, le torse bombé, les visages sales mais rayonnants. Els n’avaient pas quitté leur équipement; au contraire, chaque rayure, chaque éclat d’obsidienne incrusté dans leurs casques devenait un trophée, exhibé avec fierté.

Un vaste hall d’assemblée avait été vidé de ses postes tactiques et transformé en salle de célébration improvisée, éclairée par des torches géantes et les runes rouges pulsant dans la roche. Des tables massives, taillées dans du basalte luisant, avaient été traînées depuis les réserves pour accueillir des montagnes d’ambroisie grillées au feu des forges de Madim.

Au centre de la salle, Michaël trônait sur les épaules de deux puissances colossales, hissé haut comme un trophée vivant. Els scandaient son nom, martelaient le sol avec leurs bottes, faisaient trembler le volcan tout entier.

MICH-A-ËL ! MICH-A-ËL ! FITZ-ARCH ! FITZ-ARCH !

Les puissances se lancèrent des défis physiques : courses d’obstacles à travers les arches de lave, concours de lancer de haches sur des cibles mouvantes animées par des ophanim farceurs, ou encore du "duel de puissance", un jeu où deux colosses se poussaient torse contre torse pour faire tomber l’autre… en rigolant comme des brutes. Dans un coin, une chorale improvisée principautés en armure chantait des hymnes militaires en les transformant en chants de victoire tribal-épiques, amplifiés par des cristaux acoustiques. Des barriques entières de nectar de combat, un breuvage sucré, brûlant et euphorisant, circulaient de main en main, chacun buvant à même la cuve, avant de la passer au suivant. Michaël fut contraint d’y goûter, malgré ses protestations. La boisson le fit tousser, mais el feignit l’extase pour faire bonne figure.

Même Léoniel avait laissé tomber son manteau de discipline. El riait fort, tapait sur les épaules de ses camarades, lançait des "à la gloire de Madim !" à tout-va. Asmodée, lui, dansait déjà sur une table en improvisant une chanson paillarde au sujet des vertus de Hod, déclenchant des hurlements de rire. Et au fond, dans l’ombre, certains anciens de la Seconde Brisure regardaient la scène sans la rejoindre…

Michaël, épuisé, finit par se glisser dans un recoin plus calme, un peu à l’écart de la cohue. El trouva refuge sur une corniche de pierre, un peu en hauteur, d’où el put observer la fête sans y être englouti. Son halo, d’ordinaire si vibrant, papillonnait doucement, presque apaisé.

Belle prestation, murmura une voix grave et douce.

Léoniel apparut à ses côtés. El s’assit sans bruit, le dos contre la paroi tiède, ses grandes ailes repliées. Sa coupe de jus de grenade à la main, el tendit l’autre vers Michaël, lui offrant une gorgée.

C’est du vrai ? demanda Michaël, méfiant.

Pas sûr. Mais après ce que tu viens de faire, tu mérites bien un poison doux.

Michaël prit une gorgée. C’était fort, sucré, et cela brûla doucement jusque dans ses cœurs. Un silence s’installa, mais ce n’était pas un silence pesant. Plutôt… suspendu. Léoniel observait la foule, mais son regard revenait sans cesse vers Michaël.

Tu étais magnifique, dit el enfin. Là-dehors. Comme un dieu incandescent.

Michaël tourna la tête vers lui, surpris par sa sincérité.

Je t’ai vu pleurer, ajouta la puissance. Juste une seconde. Pendant que ton filet s’étendait sur des années lumière.

Je n’ai pas pleuré, mentit Michaël en rougissant.

Non ? fit Léoniel, espiègle. Alors c’était de la sueur ?

Els rirent tous les deux. Léoniel s’approcha un peu, effleurant l’épaule de Michaël du bout de son aile, à peine un frôlement, mais Michael frémit, rougit.

Tu m’as impressionné, murmura-t-el, cette fois plus bas, plus proche. J’en ai vu des chefs. Mais toi… à peine débarqué… tu n’as même pas besoin qu’on t’écoute pour qu’on te suive.

Tu es le seul à penser ça, souffla Michaël. D’habitude, j’agace plus qu’autre chose…

Michaël baissa les yeux, mal à l’aise. El ne se sentait pas brillant. Juste… vidé.

Et puis toi tu es pas mal non plus, soupira le Fitzarch en rougissant. Tu fais preuve d’une sacrée prouesse martiale. Sans toi, sans ta protection, j’y serai passé.

Je suis qu’un soldat. Je fais mon devoir.

Peut-être. Mais je t’aime bien.

Léoniel tourna lentement la tête vers Michaël. Dans l’ombre rougeoyante, leurs regards se croisèrent, et cette fois, aucun des deux ne détourna les yeux. Un long moment, els restèrent ainsi, connectés par une chaleur étrange. Puis Léoniel sourit.

Je suis heureux que mon père m’ait envoyé à tes côtés, dit Léoniel avec un sourire.

Ah… Tu es un fils de Sparda n’est-ce pas ? bégaya Michael

Oui. Comme beaucoup de puissances de la Milice de Madim, expliqua Léoniel. J’ai été élevé à Olympus, puis j’ai rejoint la Milice à l’âge de sept ans.

Sept ans ?! s’étonna Michaël.

Mon entraînement a commencé à mes sept ans, corrigea Léoniel. D’abord à Olympus, puis à mes quatorze ans j’ai été affecté à Pavonis où j’ai défendu la région avant… que les démons n’entrent…

Et tu as quel âge ?

Cent quarante-sept ans.

Ah

Michaël rougit. Léoniel était un peu plus âgé, mais pas vieux du tout.

Viens, trépigna Léoniel. Els vont bientôt remettre de la bonne musique. Et je suis curieux de savoir si les Fitzarch savent danser.

Je suis une vertu bien rigide, pas une principauté… Et puis, ça sait bien danser une puissance ?

Disons qu’on a notre manière de faire, ria Léoniel.

Et la puissance, avec douceur, lui tendit la main. Michaël hésita une seconde, puis el la saisit.

La petite chambre de Léoniel était perchée dans les hauteurs rocheuses du QG, comme un recoin de silence au milieu du vacarme. Une alcôve creusée à même la paroi d’Olympus, sobre mais chaleureuse, éclairée par les lueurs rougeâtres des veines de magma qui couraient le long des murs. Des runes anciennes, gravées dans la pierre brute, pulsaient lentement, comme un souffle apaisé. Un lit très large trônait au centre. Un casque posé sur un pilier. Une lance accrochée au mur. Et, étendus sous une couverture de cuir cendré, Michaël et Léoniel.

La lumière féroce d’Olympus filtrait à travers les cristaux transparents de la lucarne. Michaël ouvrit lentement les yeux. Son corps le lançait légèrement. Mais el sourit en sentant le souffle tranquille de Léoniel sur son épaule. Pendant une seconde, une seule, tout était doux.

— Bien dormi ? souffla Léoniel en souriant.

Michaël s’étira sous les couvertures, le regard encore embué de sommeil. À côté d’el, Léoniel fixait le plafond de pierre, bras croisés derrière la tête, l’air paisible.

— Tu fixes quoi comme ça ? demanda Michaël d’une voix rauque.

— Je grave ce moment dans ma mémoire, répondit Léoniel. Avant que tu repartes sauver le royaume.

Michaël roula des yeux, amusé.

— T’exagères. J’ai juste déployé un filet de lumière et gueulé sur des démons.

— Et sauvé le centre-ville. Pas mal pour une première journée.

Michaël se tourna sur le côté, le menton posé dans sa paume.

— Et toi ? Tu t’es bien battu. Tu m’as même sauvé les plumes une ou deux fois.

— C’est parce que j’y tiens, à tes plumes, sourit Léoniel.

BOUM. BOUM. BOUM.

Un choc sourd fit soudain trembler la cloison.

— C’est quoi ce bruit ? grogna Léoniel, encore à moitié endormi.

— Ça ne ressemble pas au room service… marmonna Michaël en se redressant.

BOUM.

La porte explosa dans un fracas de pierre. Des puissances en armure rouge envahirent la chambre comme une vague d’acier. Leur halo rigide et leur silence mécanique tranchèrent net l’intimité.

— HEY ! protesta Michaël, s'enroulant dans la couverture. C’est quoi ce cirque ?!

— Laissez-nous le temps de nous habiller, au moins ! s’indigna Léoniel, attrapant ses jambières.

Mais les puissances n’attendirent pas. Deux d’entre elles saisirent Michaël sans ménagement.

— VOUS ÊTES FOU ?! Je suis Michaël Fitzarch !

— Michaël Fitzarch. Veuillez nous suivre sans discussions.

— Pourquoi ?!

Les puissances ne fournirent pas plus d’explications.

— Pourquoi ? Insista immédiatement Michaël.

Pas un mot.

— RÉPONDEZ ! rugit Michaël, furieux.

Mais le silence resta de mise. Le regard des soldats était dur, opaque. Sur leurs épaulières, Michaël vit les symboles familiers : l’insigne de Sparda, gravé à même le métal rouge. Ce n’étaient pas de simples soldats. C’étaient les exécuteurs directs du command’aile. Un frisson le parcourut. El croisa le regard de Léoniel, qui ne disait rien. Mais dans ses yeux, Michaël vit quelque chose de nouveau : une réalisation. Léoniel savait. Ou commençait à comprendre.

— El n’était pas à la fête, souffla Michaël. Sparda… El n’est jamais venu.

Sans pouvoir résister, Michaël et Léoniel furent traînés à travers les couloirs du QG. Les festivités de la veille avaient laissé des guirlandes de lumière et quelques chants encore flottants. Mais partout où passait le convoi, les voix s’éteignaient. Des puissances s’arrêtaient, médusées. Des chérubins ouvraient grand les yeux. Des vertus administratives laissèrent tomber leurs tablettes.

Michaël se débattit brièvement.

— Mais regardez-moi ! Je suis un Fitzarch ! Vous n’avez pas le droit de…

Un coup dans les côtes le réduisit au silence.

— Injuste… murmura Michaël, haletant.

Que se passait-il ? Sparda avait-el vraiment ordonné à ses puissances de l’arrêter ? Pourquoi ? Ou alors était-ce une sorte de rituel ? Un bizutage ? Non, la réaction des passants ne semblait pas l’indiquer.

Après un trajet humiliant jusqu’au célestoport, Léoniel et Michaël furent jetés dans un vaisseau-camionnette noir et trapu, blindé comme un sarcophage céleste. La porte claqua. L’intérieur était sombre, à peine éclairé d’une lumière ocre. Et là, affalé sur un banc de métal, bras croisés, un sourire goguenard aux lèvres :

— Ah bah tiens, fit Asmodée. Vous aussi ?

Le chérubin leva une main comme si els se retrouvaient à la cantine.

— Alors ? Vous êtes là pour quoi vous ?

Michaël soupira. Léoniel ne dit rien, mais le coin de sa bouche se releva, imperceptiblement.

— Pour avoir sauvé la ville, répondit Michaël, amèrement.

— Classique, fit Asmodée. On fait toujours peur quand on est utile. Mais sérieusement, tu n’as pas une idée ?

Michaël fronça des sourcils. Asmodée semblait insinuer quelque chose.

— As-tu vexé mon père ? demanda alors Léoniel d’un ton grave.

Le souffle de Michaël se coupa une seconde.

— Vexé ? Comment aurai-je pu le vexer ? J’ai sauvé son centre-ville non ?

— Je ne vois pas pourquoi el te traiterait ainsi si tu n’avais rien fait, ricana Asmodée.

— Et vous ? L’avez-vous vexé ? C’est peut être de votre faute, s’indigna Michaël.

— On est forcément tous les trois coupables de quelque chose, déduisit Léoniel.

— Voyons… réfléchit Asmodée. Quel délit malheureux avons nous entreprit tous les trois ?

Michaël déglutit. Les paroles de Sparda juste avant l’attaque lui revinrent.

Reste ici Fitzarch. Je dois partir au combat !

Reste ici Fitzarchse répéta Michaël. Reste ici Fitzarch… Se pourrait-il que…

— Michaël ? demanda alors Léoniel. Se pourrait-il que notre déploiement sur le ciel de bataille hier n’aie pas été approuvé ?

— Je… j’en sais rien, balbutia Michaël.

— Comment ça ? fit Léoniel. Tu n’as pas reçu l’accord de Sparda ?

— Eh bien… Je sais plus, mentit Michaël.

— Je crains qu’en intervenant dans le combat sans son accord explicite, nous ayons désobéit au command’aile, conclut Asmodée.

— Et alors ? s’indigna Michaël. J’ai sauvé le centre-ville ! Notre déploiement était une bonne chose !

— Désobéir c’est désobéir, répondit Asmodée. Et Sparda ne tolère pas la moindre insubordination.

— C’est vrai, dit Léoniel. Ici on ne tergiverse pas, que ça soit Sparda ou tout autre command’aile. Peupl’aile ou nobl’aile, on est traité pareil, puni pareil.

— Que va-t-il nous arriver ? demanda alors Michaël.

Le vaisseau-camionette se mit en branle, décollant vers une destination inconnue.

— Voyons voir, quelles sont les punitions d’habitude infligées par Sparda ? demanda Asmodée.

— Mmh, on a les jugements par le combat, mais c’est plutôt réservé aux puissances, expliqua Léoniel. Pour les crimes graves on a l’emprisonnement sous le volcan, un classique pour ceux qu’on peut pas laisser dehors… Mais pour l’insubordination en général…

— Mmh ? fit Asmodée.

— En général ceux qui sont revêches sont envoyés sur les fronts difficiles, où els survivent pas longtemps…

— Ah, sourit Asmodée. Donc on va nous envoyer aux Labyrinthes de la Nuit ?

— Peut être mais… Sparda risquerait-el vraiment la vie de Michaël là-bas ? El est si précieux, et puis el vient d’arriver…

La frustration de Michaël se réduisit soudain. Le Fitzarch se détendit sensiblement, mais une nouvelle sensation chatouilla ses doigts.

— Ça ne me déplairai pas d’aller combattre aux Labyrinthes, affirma Michaël.

— Ah ! Tu dis ça parce que tu sais pas ce que c’est ! s'amusa Asmodée.

— C’est la boucherie, dit alors Michaël, sans le moindre affect.

Léoniel et Asmodée échangèrent un regard stupéfait.

— Et toi la boucherie ça te va ? s’amusa Asmodée.

— Non ça me va pas, répondit Michaël très sérieusement. Je supporte pas qu’on laisse un front comme ça, sans support, juste parce que c’est un front compliqué. Donc je veux m’y rendre pour y rétablir l’ordre et soutenir les combattants. Du coup, ça me dérange pas d’y aller, mais ne dis pas que ça me va.

— Je vois, soupira Léoniel. Mais Michaël, c’est vraiment très dangereux.

— C’est dangereux parce que la logistique et le support y sont inexistants ! affirma le Fitzarch.

— On a essayé de faire les choses bien avec nos vertus support ! affirma Léoniel, parlant au nom de la Milice de la Forteresse. Mais c’est un front si intense qu’els n’ont pas tenu. On a pas réussit à les protéger, à notre grand dam…

— Les vertus que vous employiez n’étaient pas assez fortes, argua alors Michaël. Hod ne vous envoyait que des troupes remplaçables, pas ses talents, pas ses joyaux.

— Et toi tu es un joyau, sourit Léoniel, sans ironie.

— J’imagine, s’amusa Michaël. J’ai bien fait mes preuves hier non ?

— Le Labyrinthe c’est quand même autre chose, rappela Asmodée. Tu risques vraiment ta vie là.

— Si mon sacrifice peut servir…

— Tu devrais penser à plus long terme, avertit alors Léoniel. Gagner une bataille par ton sacrifice ne suffira pas à nous faire gagner la guerre.

Michael baissa les yeux, fit une moue pensive. Léoniel avait raison, le long terme était plus important, logiquement. Mais une urgence poussait Michaël à agir vite, intensément.

— Bon de toute façon on est en partance pour les Labyrinthes, je le sens, affirma Asmodée.

— Il va falloir faire les choses intelligemment, annonça Léoniel, très calme.

Le vaisseau s’agita, bousculant les passagers, puis s’arrêta. Les portes s’ouvrirent subitement et des soldats en armure rouge tirèrent Michaël et les deux autres au dehors. Els émergèrent dans une cour d’obsidienne noire, cernée de murailles. Le ciel de Madim, rougeoyant de cendres, étendait ses nuages lourds au-dessus d’eux. Devant, une arche titanesque menait à un bâtiment rectiligne, sans ornement, comme taillé au scalpel dans le roc.

À l’intérieur, aucune parole ne fut échangée. Des puissances en armure rouge escortèrent le trio à travers une succession de couloirs étroits, éclairés par de maigres braises bleues. Chaque pas résonnait comme un tambour d’exécution. Michaël sentit son souffle se bloquer dans sa gorge. Els furent amenés dans une salle vide. Au centre, une unique table de guerre en obsidienne, flanquée d’un trône sans confort. Mais ce trône était vide.

— Où est Sparda ? demanda Michaël.

Une grande puissance entra, un sous-command’aile imposant nommé Serkel.

— Sparda ne prendras pas la peine de vous envoyer en personne vers votre destination, dit le nouveau venu.

— Celui qui prononce la sentence devrait l’exécuter en personne, argua Léoniel.

— Notre Père a d’autres sujets plus pressants à traiter. Avez-vous tant besoin que ça d’une explication ? Vous avez désobéi, expliqua le sous-command’aile Serkel, s’adressant à Michael. Et vous deux l’avez aidé sans vous poser de questions. Mais réjouissez-vous, votre acte de courage va être dûment récompensé. Fitzarch, vous êtes maintenant affecté à un poste avancé aux Labyrinthes de la Nuit. Si vous tenez, Sparda et la Milice de Madim vous accorderont son respect.

— Et mes vertus venues de Hod ? demanda Michaël. Elles me suivront ?

— Vous êtes un command’aile, rappela Serkel. Il vous faut bien des troupes à commander.

Michael sourit presque, mais se retint. El ne voulait pas se montrer insolent.

— Très bien, accepta-t-el dignement.

Serkel eut un rictus soudain. El s’approcha de Michael et se pencha à son oreille. Son souffle brûlant comme une forge, el grommela :

— Tu veux sauver ce monde ? Commence par ne pas y mourir.

Michael tressaillit. Cette voix, c’était celle de Sparda. Comment était-ce possible ? Le Fitzarch n’eut pas le temps de réagir, Serkel s’éclipsa. Les puissances ressaisirent le trio, et l’emmenèrent vers une nouvelle batterie de vaisseaux.

Je renonce à mon devoir, sur ma route vers la Divinité

Le bureau de Sparda vibrait encore du grondement des puissances. Le command'aile titanesque venait de réintégrer son corps, l'esprit revenu du lien qu'el avait projeté dans Serkel. Sans un mot, el reprit place derrière sa table d'obsidienne, les runes rougeoyantes pulsant sous ses avant-bras massifs. D'un geste silencieux, el activa les récepteurs du réseau EL. Les voix de ses sous-command'ailes, dispersés dans tout Madim, s'élevèrent comme un chœur confus :

— El nous a sauvés, ce Fitzarch ! Ce filet, cette voix, tout a changé !

— Oui mais... pourquoi n'a-t-on pas été prévenus ?! On a dû réadapter nos formations à la volée !

— C'était un coup de génie tactique, ou un accident glorieux ?

— La sécurité était insuffisante. Et si el était mort ? On aurait perdu un atout majeur avant qu'el ait eu le temps d'être utile...

Sparda écoutait. Silencieux. El ne pouvait pas leur révéler la vérité : Michaël avait désobéi. El avait agi seul. El avait forcé le destin. Ce vilain Fitzarch n’en avait fait qu’à sa tête. Sparda avait eu du mal à le croire avant que cela ne se produise, mais el s’était bien rendu sur le ciel de bataille. Sans peur. Sans retenue. Dans ce petit vaisseau pas fait pour la guerre, avec ceux deux imbéciles de Léoniel et Asmodée. C’était donc bien vrai. Le Fitzarch n’avait pas peur de la mort. El était prêt à se rendre utile et n’avait pas les pudeurs habituelles des nobl’ailes. D’où venait cette témérité presque suicidaire ? Ce n’étaient sûrement pas Raphael et ses thaumaturges qui l’avaient développée. Alors… Satanachia avait-el raison ? Cet enfant de prophétie abritait-el vraiment…

— AH ! Laissez-moi passer ! Bande d’imbéciles !

Un bourdonnement soudain, une brèche dans l'antichambre, fit tourner la tête de Sparda. Les gardes protestèrent, mais furent repoussés sans effort. Une silhouette noble, puissante, entra en trombe, les ailes tremblantes de colère :

— Matriarche ? grommela Sparda en voyant la grande azoha surgir.

Levant la tête, Perséphonia assassina du regard le titan de six mètres de haut sans frémir.

— Qu'as-tu fait du Fitzarch ?! cracha-t-elle, furieuse.

Sa voix était glaçante. Sparda se leva lentement de son trône.

— El est en partance pour les Labyrinthes de la Nuit, avec Asmodée et Léoniel.

— Tu as envoyé mon fils dans les Labyrinthes ?! rugit Perséphonia. Tu l'as envoyé à la mort !

— El a aidé le Fitzarch à désobéir, répliqua Sparda, froid. El mérite d'en assumer les conséquences.

— Tu es d'une stupidité sans nom, siffla la matriarche. Tu sacrifies deux joyaux de Guebourah parce que ton orgueil a été froissé !

Sparda ne broncha pas, même lorsque Perséphonia leva la main et frappa son tibia d'une gifle sonore. Les gardes se figèrent. Sparda ne réagit pas. El accepta le coup.

— Tu veux régner sur un cimetière, Sparda ? Tu veux qu'on perde nos héritiers au front ? Michaël devait être marié ! J'avais sélectionné des azohim parfaites pour lui ! El devait fonder une lignée d'élite ! Camaël va te tuer !

— Camaël est déjà au courant, et el approuve, affirma Sparda.

— Alors là, ça m'étonnerait beaucoup, rétorqua Perséphonia. Tu ne penses qu'à ta fierté ! Tu n'as pas pensé une seconde à ce que Michaël pouvait apporter au royaume. El aurait pu engendrer des vertus brillantes, renforcer notre avenir !

— Tu parles comme si Michaël allait mourir. Tu le sous-estimes.

Perséphonia le fixa, glaciale.

— J'ai étudié les rapports. Je sais très bien ce qui se passe aux Labyrinthes. Michaël ne suffira pas à arrêter les démons. Et ils viseront le Fitzarch, crois-moi. Et d'autres mourront en tentant de le protéger. Quel gâchis.

Une nouvelle présence coupa court à l'affrontement. Des rires doux, un pas dansant, une silhouette en robe d'argent et d'étoiles :

♂ — Allons, allons, mes chers amis. Pourquoi tant de bruit ?

Perséphonia se retourna, furieuse.

— Toi... C'était ton plan, n'est-ce pas ?

♂ — Bien sûr, avoua Satanachia avec un clin d'œil. Le déploiement du Fitzarch aux Labyrinthes était prévu depuis le début. Nous devons contenir les flots noirs qui infestent les Monts de Tharsis. Et Michaël est notre comète.

— Tu te caches derrière des prophéties douteuses ! accusa Perséphonia. Tu prends des risques absurdes avec notre avenir. Tu aurais au moins pu attendre qu'el donne une descendance utile au royaume !

♂ — Ah, la descendance, sourit Satanachia. Toujours une priorité pour vous, matriarche. Mais Michaël ne veut pas avoir d’enfants. El veut combattre.

— El ne veut pas être un pantin non plus, cracha Perséphonia.

♂ — Peut-être, répondit Satanachia. Mais les pantins, parfois, tiennent eux-mêmes les fils. Et Michaël, voyez-vous, veut exactement ce que je lui offre : la guerre.

— Peu importe ce que Michael veut ! s’emporta Perséphonia. Sparda ! Satanachia influence ce royaume depuis des millénaires et voilà où nous en sommes ! Et toi tu lui fais confiance ?!

Sparda ne dit rien, imperturbable. Perséphonia finit par abandonner. El claqua la porte du bureau avec une telle force que tout Olympus sembla trembler un court instant, comme saisies d’un frisson. Ses pas martelèrent les couloirs volcaniques, furieux, dignes. Les puissances postées là s’écartèrent sans un mot, baissant les yeux. Nul n’osait croiser le regard incandescent de l’azoha-matriarche.

— Perséphonia ?!

Marilka jaillit d’un recoin de la galerie. La jeune azoha à la chevelure de braise et au regard perçant courut vers sa matriarche. Elle se tenait droite, les mains croisées contre son ventre, visiblement nerveuse mais poussée par la détermination. Perséphonia s’arrêta, pivota lentement vers elle.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demanda Marilka. Michaël… on raconte qu’el a été arrêté ? Qu’on l’a envoyé loin d’ici ? C’est vrai ?

Perséphonia inspira profondément. Son regard était dur, las.

— Oui, c’est vrai. C’est ce que je craignais. Sparda l’a envoyé à l’abattoir.

Marilka blêmit. Elle resta figée un instant, puis s’avança d’un pas, déterminée.

— Alors… je vais le rejoindre, dit-elle. Aux Labyrinthes. Je… je veux porter ses enfants. Même là-bas. Même au milieu des ténèbres.

Un sourire triste, tendre, effleura les lèvres de Perséphonia. Elle approcha, caressa doucement la joue de la jeune azoha.

— Tu es courageuse, Marilka. Trop courageuse. Mais les Labyrinthes ne sont pas un lieu pour les vivants. C’est un sanctuaire de mort, de fièvre et de ténèbres. Seuls les martyres y sont envoyés.

Marilka déglutit, les yeux brillants.

— Mais Michaël est là-bas... Alors qu’el devait nous sauver…

Perséphonia soupira.

— Il va falloir être patiente. Prions pour qu’el revienne. Ayons foi en el. Et toi, reste prête pour ta destinée.

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